Interviews
January 29, 2025
Les pouvoirs du roman avec Elias Khoury

Les pouvoirs du roman avec Elias Khoury

Le Matricule des anges: conversation with Elias Khoury, Octobre 2024

Excerpt translated into English here, French original below.

In December 2015, Le Matricule des anges met in Beirut the writer Elias Khoury, who died on September 15 at the age of 76 following a long illness. A major figure in Lebanese literature, playwright, essayist and tireless left-winger committed to the Palestinian cause, the novelist confided in us about what the act of writing means, particularly in Lebanon. Having experienced the fire of weapons and bombs, of which recent news still provides terrifying echoes, the author of La Porte du soleil (Actes Sud, 2002; Babel, 2003) paid a vibrant tribute to the powers of literature and its ability to reach out to others to invent something in common. Among the smoke from his cigar, slowly sipped on the terrace of the Chase café, in the nerve centre of Achrafiyeh, he declared at the time: “the moment the writer disappears, he becomes a real writer, he has arrived”. Welcome to the safe harbor, Elias Khoury.

What you say also evokes a formal dimension of your novels: small stories come together to compose the big story. This is a bit like what you say about Beirut…
Indeed, there is no official story in Lebanon. There is not even a Lebanese “History”. There have always been only parallel stories. At the beginning of the civil war, I was surprised to discover the diversity of stories and experiences that collided. But this has been a constant in the history of this country. Today, we often hear that this lack of a single unified story is a problem for building a nation-state, in the French style, for example. I am one of those men of the left who once thought, as a socialist too, that it was necessary to unify history, to unify the story, to form a nation. But in reality I gave up: it never worked. We will have to find another model.

So, the novel would succeed where politics fails? By bringing together the swarm of contradictory stories and experiences of the world?
You know, I started writing in the 1970s. At the time, we were all under the influence of the theory of the French New Novel. But that did not suit the Lebanese reality. I discovered that in reality my first attempts were similar to wanting to write a New Novel in the land of A Thousand and One Nights! No, writing cannot be limited to a single story, to a single level. Just as society is a millefeuille of lives, aspirations, experiences, and stories. Just as inner life is made up of several languages, several feelings that sometimes clash. In The Gate of the Sun, I relate the Palestinian tragedy, which is also not a unified event. There are several small tragedies, in a large whole. Now, literature is a craft comparable to that of the spinner: you have to assemble the divergent strands, you have to give a voice to the diversity of human experiences gathered together, and especially not to the dominant discourses.

Gathering the strands is also the role that religion gives itself, etymologically. But we understand that it is precisely one of the dominant discourses that your work confronts.
Yes. I am particularly interested in what comes before religion, before the canon: there is folklore, opposing versions, apocrypha. The canon represents unification, the will to power and distrust of the other. Did you know, for example, that a whole Muslim literary tradition makes Jesus the character of multiple tasty anecdotes, much more literary than religious? In my novel As if she were sleeping, there is a very strong criticism of Christian dogma through the character of the monk. But I also recognize the beauty of religious stories. In short, I consider that literature is the place of a spirituality in itself, which has nothing to do with religion: it is a universal expression that defends the feeling of human unity. Writing is going towards the other.

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En décembre 2015, Le Matricule des anges rencontrait à Beyrouth l’écrivain Elias Khoury, décédé le 15 septembre dernier à 76 ans des suites d’une longue maladie. Figure majeure de la littérature libanaise,
dramaturge, essayiste et infatigable homme de gauche engagé pour la cause palestinienne, le romancier s’y confiait sur ce que signifie, tout particulièrement au Liban, l’acte dëcrire. Ayant connu le feu des armes et des bombes, dont l’actualité récente fournit encore et toujours les terrifiants échos, l’auteur de La Porte du soleil (Actes Sud, 2002 ; Babel, 2003) rendait alors un vibrant hommage aux pouvoirs de la littérature et à sa capacité à se rapprocher de l’autre pour inventer du commun. Parmi les volutes de fumée de son cigare, lentement dégusté sur la terrasse du café Chase, au centre névralgique d’Achrafiyeh, il déclarait à l’époque : « le moment où l’écrivain disparaît, il devient un vrai écrivain, il est arrivé ». Bienvenue donc à bon port, Elias Khoury.

Elias Khoury, vous êtes un romancier libanais : compte tenu de la réalité historique, socioculturelle, linguistique et confessionnelle si complexe du Liban, quel sens a, pour vous, ce terme ?
Cette question appartient aux sociologues de la littérature, peut être plus qua lëcrivain. Cependant, depuis mon point de vue pratique, être un écrivain libanais, c’est appartenir et parler d’une société cassée de l’intérieur. Totalement cassée. Le Liban n’est pas seulement cassé depuis la guerre civile libanaise (1975-1990, ndlr), mais depuis bien avant, pratiquement depuis 1840, et la guerre civile de 1840-1860, lorsque le « petit Liban » a été créé. Pourtant, cette fracture est aussi un élément de richesse. À moi, cela n’a jamais créé de problèmes d’identité. Au contraire : j’ai toujours considéré que mon identité était plurielle : je viens de la culture arabe donc de l’Islam, mais je suis chrétien. Chrétien oriental d’origine culturelle syrienne, dans une société profondément diverse, et pas seulement sur le plan confessionnel. La langue, puisque nous parlons d’écriture, notre « parler » est ancré dans le syriaque, la langue qui dominant auparavant. C’est notamment ce que j’évoque dans Yalo, l’un de mes romans qui évoque les liens entre arabe et syriaque. Cette diversité d’héritages et d’expériences représente une liberté totale, infinie.

Quel visage prend une littérature dans un pays que vous dites « totalement cassé » depuis sa création, et si souvent traversé par les guerres ?
Il y a de la tragédie dans le destin libanais. Et Fon s’aperçoit maintenant que la tragédie libanaise est seulement la préfiguration de la grande tragédie du Moyen-Orient arabe contemporain, avec ce qui se passe notamment en Syrie. Et ces deux tragédies sont aussi bien évidemment liées à la tragédie palestinienne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans cette région du Moyen-Orient, la tragédie est omniprésente. Mais ce tragique donne beaucoup de leçons sur le sens de la vie car il permet aussi de relativiser les idéologies, il permet l’ironie. Personnellement je cherche à écrire entre le sérieux et le profane. Mais je pense que, de toutes ces faillites idéologiques de notre époque (fin de dieu, crise du capitalisme, montée des extrêmes, etc.), il naîtra une littérature nouvelle, avec des codes nouveaux.

Vous êtes principalement un romancier, mais aussi un professeur de littérature, spécialiste de la littérature arabe. À partir de quel moment diriez-vous que la littérature libanaise s’affranchit de ses modèles, ottomans, arabes, français, etc. pour devenir spécifiquement… libanaise ?
J’ai écrit un jour dans un texte théorique que le roman libanais était né avec la guerre civile. Avant cette guerre civile, il n’y avait pas de roman. II y avait des romanciers, mais pas de genre romanesque à proprement parler. La particularité de ce roman, pendant et après la guerre civile, cëst d’avoir été dabord pratiqué et soutenu par des écrivains laïcs, biconfessionnels, des gens qui ne croyaient pas beaucoup aux chapelles. C’était déjà le cas des écrivains libanais du XIXe siècle : ils étaient laïcs, à la différence près qu’eux n’ont jamais rien écrit sur la guerre de 1840-1860. Gibran Khalil Gibran, chrétien, a aussi été mis à son époque à l’index de l’église maronite pour l’avoir critiquée. Durant la guerre civile qui commence en 1975, les écrivains ont écrit le plus souvent sans revendication confessionnelle. Et cette identité littéraire ressemble parfois à l’identité politique après laquelle le Liban semble parfois courir. Cëst très spécifique au roman : à l’inverse, si vous prenez des grands poètes du Liban, par exemple Saïd Akl, vous voyez que cëst un poète explicitement chrétien, aux tendances parfois nettement fascisantes, etc. Seul le roman a développé cette voie laïque, propre, parce que née dans la guerre.

Au Liban, pays multiconfessionnel, ce roman que vous définissez comme fondamentalement laïque serait donc capable de réussir là où laïcité, état-nation ont jusqu’à présent échoué politiquement ?
Oui, cëst une idée paradoxale. Le roman traduit le besoin de dé passer le confessionnalisme, comme un sentiment montant dans le devenir imaginaire libanais. Mais je crois que le roman propose surtout une troisième voie : il n’envisage ni l’état-nation, ni les modèles confessionnels. Cëst une troisième vision, un autre projet de relations humaines. Je ne crois pas à un « rôle » de la littérature, mais en tant que la littérature est le seul endroit où les morts et les vivants peuvent communiquer, le roman est porteur d’une vision de la société possible, encore à venir, il marche vers l’autre. Et contrairement à la religion, ce n’est pas un outil de pouvoir, mais un outil de questionnement.


Quel est selon vous le rôle d’un écrivain dans la guerre, comment l’avez-vous, vous-même, envisagé ?
Contrairement à la génération de 1840-1860 qui voyait la guerre civile comme une honte à la modernité, ma génération a décidé d’écrire sur la guerre civile. À titre personnel, j’y ai même été actif, en tant que combattant aux côtés de la résistance palestinienne à Beyrouth. Cependant, j’ai voulu écrire la guerre dans toute sa diversité. Avec du décentrement. Dans mes romans Sinalcol, ou Yalo, cela apparaît de façon évidente : même si je n’ai pas vécu à Beyrouth-Est, aux côtés des fascistes et des forces libanaises (la milice chrétienne, ndlr), j’ai beaucoup essayé de mettre en scène pour les lecteurs cette expérience, qui est fondamentale pour comprendre la structure intérieure de la guerre civile libanaise. On peut avoir des convictions, dans une guerre. Mais on rïest pas investi de quoi que ce soit en tant qu’écrivain. Au contraire. Je considère le rôle de l’écrivain en guerre comme modeste : il ne domine pas le champ de bataille. C’est un témoin. II doit être au plus près des choses, mais pas pour dominer. Sa mission est de collecter des histoires, pas d’adhérer à des récits dominants. Et ensuite de disparaître. Le destin de tout écrivain est de disparaître : cest là qu’il devient un vrai écrivain, cest là qu’il est arrivé.

Vous avez mentionné Beyrouth, justement : vous y êtes né, vous l’avez inscrite comme décor, dans vos romans, mais aussi comme personnage, splendide ou ruinée, défigurée par les impacts de balles… Que trouvez-vous fascinant dans cette ville ?
Je vais vous choquer : ce qui me fascine à Beyrouth, cest sa laideur. Beyrouth est très laide au niveau architectural. Mais cette laideur est contrebalancée par deux choses : d’abord une vibration extraordinaire, et puis la mer. Cette vibration extraordinaire vient d’une réalité de Beyrouth que peu de gens ont en mémoire ou aiment à rappeler : elle a toujours été une ville d’immigrés et de réfugiés. Y compris récemment. II ny a pas en réalité de Beyrouthins à Beyrouth. Cette ville, avant 1830, était un village de 5000 habitants à peine. Son ascension fulgurante commence par l’invasion égyptienne qui décide d’en faire un port important : des Égyptiens affluent. En 1840-1860, ce sont les immigrés chrétiens de la montagne libanaise qui arrivent, dans ce que les Ottomans constituent comme « Petit Liban ». Puis, les chrétiens damascènes font leur entrée, fuyant les persécutions. Puis des Arméniens fuyant le génocide. Puis les Palestiniens de la Nakba, que j’évoque dans La Porte du soleil. Aujourd’hui ce sont les Syriens : vous en avez partout. La vibration unique de cette ville provient du fait que tant de gens tentent d’y implanter leurs racines, c’est ce qui lui donne aussi son ouverture.

Ce que vous dites évoque aussi une dimension formelle de vos romans : des petits récits viennent composer, à eux tous ensemble, la grande histoire. C’est un peu ce que vous dites, au sujet de Beyrouth…
En effet, il ny a pas de récit officiel, au Liban. Il n’y a même pas d’« Histoire » libanaise. II n’y a toujours
eu que des histoires en parallèle. Au début de la guerre civile, j’ai été surpris de découvrir la diversité des récits et des expériences qui s’entrechoquaient. Mais cela a été une constante dans l’histoire de ce pays. Aujourd’hui, on entend souvent que ce manque d’une seule histoire unifiée est un problème pour construire un état-nation, à la française, par exemple. Je suis l’un de ces hommes de gauche, qui pensait jadis, en tant que socialiste aussi, qu’il fallait unifier l’histoire, unifier le récit, pour former une nation. Mais en réalité j’ai renoncé : cela n’a jamais marché. II faudra trouver un autre modèle.

Donc, le roman réussirait ià où la politique échoue ? En rassemblant le fourmillement des histoires contradictoires, et des expériences du monde ?
Vous savez, j’ai commencé à écrire dans les années 1970. À l’époque, nous étions tous sous l’influence de la théorie du Nouveau Roman français. Mais cela ne convenait pas à la réalité libanaise. J’ai découvert qu’en réalité mes premières tentatives s’apparentaient à vouloir faire du Nouveau Roman au pays des
Mille et Une nuits ! Non, l’écriture ne peut se cantonner à un seul récit, à un seul niveau. Tout comme la société est un millefeuille de vies, d’aspirations, d’expériences, et de récits. Tout comme la vie intérieure est constituée de plusieurs langages, plusieurs sentiments qui parfois s’affrontent. Dans La Porte du soleil, je relate la tragédie palestinienne, qui nest pas non plus un événement unifié. II y a plusieurs petites tragédies, dans un grand tout. Or, la littérature, c’est un artisanat comparable à celui de la fileuse:
il faut assembler les brins qui divergent, il faut donner une voix à la diversité des expériences humaines réunies, et surtout pas aux discours dominants.

Rassembler les brins, c’est aussi le rôle que se donne, étymologiquement, la religion. Mais l’on comprend que c’est justement l’un des discours dominants auxquels votre œuvre se confronte.
Oui. Je m’intéresse particulièrement à ce qu’il y a avant la religion, avant le canon : il y a le folklore, les versions contraires, les apocryphes. Le canon représente l’unification, la volonté de pouvoir et la méfiance vis-à-vis de l’autre. Saviez-vous, par exemple, que toute une tradition littéraire musulmane fait de Jésus le personnage de multiples anecdotes savoureuses, bien plus littéraires que religieuses ? Dans mon roman Comme si elle dormait, il y a une critique très forte du dogme chrétien à travers le personnage du moine. Mais je reconnais aussi la beauté des histoires religieuses. En somme, je considère que la littérature est le lieu d’une spiritualité en soi, qui n’a rien à voir avec le religieux : c’est une expression universelle qui défend le sentiment d’une unité humaine. Écrire, c’est aller vers l’autre.