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In six novels, she has obtained most of the most prestigious awards in Arabic literature: in 1990, the Al-Naqid Prize for The stone of laughter (Actes Sud, 1996); the Naguib Mahfouz Prize in 2000, in Cairo, for The tiller of water (Actes Sud, 2001); the Al-Owais Prize in 2017 in Dubai; finally, in 2019, the coveted International Arab Fiction Prize, awarded by Abu Dhabi under the aegis of the Booker Prize, for her latest work, Night post (Actes Sud, 2018). She is the first woman to receive this distinction. A teacher, journalist and translator, Hoda Barakat can finally devote herself entirely to writing at the age of 67 after having spent years managing the editorial staff of Radio Orient in Paris.
She welcomes us in the warm living room of her small apartment in the 20th arrondissement of Paris. Everything here reminds us of Lebanon, a lost country, present in almost all of her books. But, contrary to appearances, her homeland is not her real subject. The true country of Hoda Barakat, a Christian Arab in Lebanon, her territory is the human soul and its darkest, most shameful corners, the troubles of identity.
What does a great international prize change in the life of a writer?
I become really visible, the novel sells very well and the Arab public will finally realize that I am not an elitist writer or a “Westerner” damaged by her numerous translations abroad. I didn’t know this award had such an impact and that’s very good news. I was afraid that, in several Arab countries, my book could not be distributed.
It’s ironic that the most prestigious prize for Arab literature is organized by a Gulf country, the United Arab Emirates, not particularly known for defending freedom of expression …
The regimes of some Arab countries defend themselves like this against Western critics and human rights organizations. They want to show that there is no censorship … That does not mean that they have become democratic. It’s like a double game. I’ve refused official invitations for a long time. I ended up finding myself ridiculous: even the authors I admire are on juries or have accepted these awards.
And then my young readers say or write to me: we want to meet you, talk with you. I write in Arabic, I can’t refuse to meet my audience. But now that I’ve had all the great Arab awards, I’m going to get even more radical.
How did you come to write in Arabic when your education is French-speaking?
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The Arabic we learned in school was abhorrent. I don’t know if you can call it Arabic. Now it’s very different. From college, I started to discover, out of curiosity, the great poets of the years 1960-1970 [Ounsi El Hage, Adonis, Youssef Al-Khal, Badr Chaker As-Sayyab, Mahmoud Darwich…]. At that time, Beirut was able to create, for a given period, a new, modern, secular, democratic Arab identity.
I woke up to Arabic. I realized that it is a beautiful language. But I was far from being able to write in Arabic. I started studying by myself. It was my greatest learning. It went through poetry, which was more advanced, more in novelty than prose.
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How did writing come about?
I started writing when I stopped talking to people. In Lebanon in the early 1970s, everything was new, passionate, important. And then the war came. I saw my friends get involved and show a not very moral kind of indulgence, which was to justify what they were doing because the others had done worse. I was very moral and very naive. Maybe I still am.
But this lack of discussion with friends weighed on me. At the beginning, writing was like a role play. They were very sparse, very short texts. I published one in a newspaper. Then a collection of short stories. And I fell into it. For me, these texts were a training, what I wanted was the novel. In Arabic.
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What is happening in Syria is a monstrous repetition of this past?
Wherever there are civil wars, I see the same scenes again. But this is not a 100% repetition. We did not have Bashar [Al-Assad], we made our own Bashars, we loved them. Every community in Lebanon has its little Bashar, that’s why they will one day be able to get along with him.
En six romans, elle a obtenu la plupart des récompenses les plus prestigieuses de la littérature arabe : en 1990, le prix Al-Naqid pour La Pierre du rire (Actes Sud, 1996) ; le prix Naguib Mahfouz en 2000, au Caire, pour Le Laboureur des eaux (Actes Sud, 2001) ; le prix Al-Owais en 2017, à Dubaï ; enfin, en 2019, le très convoité Prix international de la fiction arabe, décerné à Abou Dhabi sous l’égide du Booker Prize, pour sa dernière œuvre, Courrier de nuit (Actes Sud, 2018). Elle est la première femme à recevoir cette distinction. Enseignante, journaliste et traductrice, Hoda Barakat peut enfin, à 67 ans, se consacrer entièrement à l’écriture après avoir dirigé pendant des années la rédaction de Radio Orient à Paris.
Elle reçoit dans le chaleureux salon de son petit appartement du 20e arrondissement de Paris. Tout y rappelle le Liban, pays perdu, présent dans presque tous ses livres. Mais, contrairement aux apparences, sa patrie n’est pas son vrai sujet. Le véritable pays d’Hoda Barakat, arabe chrétienne du Liban, son territoire, c’est l’âme humaine et ses recoins les plus sombres, les plus inavouables, les troubles de l’identité.
Que change un grand prix international dans la vie d’un écrivain ?
Cela change que je deviens vraiment visible, que le roman se vend très bien et que le public arabe va se rendre compte que je ne suis pas une écrivaine élitiste ou une « Occidentale » dévergondée par ses nombreuses traductions à l’étranger. Je ne savais pas que ce prix avait autant d’écho et c’est une très bonne nouvelle. J’avais peur que, dans plusieurs pays arabes, mon livre ne puisse pas être diffusé.
C’est quand même ironique que le prix le plus prestigieux de littérature arabe soit organisé par un pays du Golfe, les Emirats arabes unis, pas spécialement connu pour défendre la liberté d’expression…
Les régimes de certains pays arabes se défendent comme ça face aux critiques occidentales et aux organisations de défense des droits de l’homme. Ils veulent montrer qu’il n’y a pas de censure… Cela ne veut pas dire qu’ils sont devenus démocratiques. C’est comme un double jeu. J’ai longtemps refusé les invitations officielles, je piquais des crises quand on me prenait en photo avec l’image d’un dirigeant arabe derrière moi. J’ai fini par me trouver ridicule : même les auteurs que j’admire sont dans les jurys ou acceptent ces prix.
Et puis mes jeunes lecteurs me disaient ou m’écrivaient : on veut vous rencontrer, parler avec vous. J’écris en arabe, je ne peux pas refuser d’aller à la rencontre de mon public. Mais, maintenant que j’ai eu tous les grands prix arabes, je vais devenir encore plus radicale.
Comment êtes-vous venue à l’écriture en arabe alors que votre éducation est francophone ?
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L’arabe qu’on apprenait à l’école était détestable. Je ne sais pas si on peut appeler ça de l’arabe. Maintenant, c’est très différent. Dès le collège, j’ai commencé à découvrir, par curiosité, les grands poètes des années 1960-1970 [Ounsi El Hage, Adonis, Youssef Al-Khal, Badr Chaker As-Sayyab, Mahmoud Darwich…]. A cette époque, Beyrouth a pu créer, pendant une période donnée, une identité arabe nouvelle, moderne, laïque, démocratique.
Je me suis éveillée à l’arabe. Je me suis rendu compte que c’est une langue magnifique. Mais j’étais loin de pouvoir écrire en arabe. J’ai commencé à étudier par moi-même. Cela a été mon plus bel apprentissage. Il est passé par la poésie, qui était plus avancée, plus dans la nouveauté que la prose.
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Comment est venue l’écriture ?
J’ai commencé à écrire quand j’ai arrêté de parler avec les gens. Dans le Liban du début des années 1970, tout était nouveau, passionnel, important. Et puis la guerre est arrivée. Je voyais mes amis s’engager et faire preuve d’une forme d’indulgence pas très morale, qui consistait à justifier ce qu’ils faisaient parce que les autres avaient fait pire. J’étais très morale et très naïve. Peut-être le suis-je encore.
Mais cette absence de discussion avec les amis me pesait. Au début, écrire a été comme un jeu de rôle. C’étaient des textes très épars, très courts. J’en ai publié un dans un journal. Puis un recueil de nouvelles. Et je suis tombée dedans. Pour moi, ces textes étaient un entraînement, ce que je voulais c’était le roman. En arabe.
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Ce qui se passe en Syrie est-il une monstrueuse répétition de ce passé ?
Partout où il y a des guerres civiles, je revois les mêmes scènes. Mais ce n’est pas une répétition à 100 %. Nous n’avions pas de Bachar [Al-Assad], nous avons fabriqué nos propres Bachar, nous les avons adorés. Chaque communauté au Liban a ses petits Bachar, c’est pour ça qu’ils pourront un jour s’entendre avec lui.
Et puis, nous n’avons pas connu cette forme de dictature meurtrière qu’est le Baas [le parti au pouvoir en Syrie]. Nous avons connu une forme de liberté démocratique. Et nous continuons à nous demander : pourquoi on n’y est pas arrivés ? Notre rêve est toujours à portée de main, mais inaccessible. Et donc on souffre davantage.
La littérature, dans le monde arabe, a longtemps été écrasée par l’engagement politique. Comment y avez-vous échappé ?
Dès le début, je me suis dit qu’on devait se donner entièrement à la littérature. Il n’y a que Mahmoud Darwich [1941-2008] qui pouvait sauter la frontière entre littérature et politique avec facilité. Il était très impliqué dans l’OLP [Organisation de libération de la Palestine], mais on se sentait proche de sa poésie.
Il y avait des tonnes de publications qui n’avaient pour qualité que de parler de « nobles causes », et qui ne valaient rien, littérairement. Ce n’est plus le cas, heureusement. La guerre libanaise a été très efficace de ce point de vue : ces petites idéologies belliqueuses sont arrivées à leur terme. C’est là qu’un second renouveau a pu avoir lieu.
Dès mon premier roman, La Pierre du rire, on s’est demandé : d’où elle sort celle-là ? Il a été très bien accueilli, mais sur un malentendu. On a dit par exemple que j’avais choisi Khalil comme personnage central pour montrer à quel point la guerre pouvait rendre un homme normal monstrueusement efféminé. Alors que c’est le contraire. C’est quand il renie sa nature profonde d’homosexuel que je n’ai plus pu continuer avec ce personnage. Quelqu’un a même écrit : la langue est très belle mais ce n’est pas de la littérature arabe. C’était un peu perfide, mais je l’ai pris comme un compliment. A cette époque, j’aimais passionnément Musil. Heureusement que je ne suis pas seulement Arabe.
Les jeunes artistes libanais ne cessent de parler de la guerre…
La guerre est là, la haine est toujours là. Ceux qui ont fait la guerre, les chefs de milice, décident du sort du pays, qui est suspendu en attendant la paix. Les jeunes le savent parce qu’ils vivent toujours cette division haineuse entre confessions, entre factions.
C’est ce qui fait que l’expression artistique libanaise est tellement avancée, dans l’écriture, le cinéma, les arts plastiques. Nous avons commencé avant les autres, nous avons eu le temps de travailler…
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En France, vous vous sentez de passage ou en exil ?
Surtout pas en exil. Je déteste ce mot, qui a été galvaudé. Tant que j’écris en arabe sur le monde arabe, je ne me sens pas vraiment loin. Pour moi, la France est un espace de liberté par rapport à la contrainte sociale. Je peux voir les choses à distance, être critique. C’est comme une maison de campagne. Ce n’est pas ma vraie maison, mais j’en ai besoin. La France m’a beaucoup offert : une liberté sans limite, de la reconnaissance, un passeport et la possibilité d’élever mes enfants comme je l’entendais. Au Liban, ce n’était pas possible.
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Vous ne participez pas beaucoup au débat public autour de l’islam, du djihadisme et du monde arabe, comme Kamel Daoud par exemple. C’est volontaire ?
Comme si j’étais obligée, parce que j’écris en arabe, d’entrer dans tout le dédale de la tragédie arabo-musulmane. Je suis Arabe mais je ne me sens concernée ni par l’histoire de Kamel Daoud, ni par celle de son pays, ni par son rapport avec la culture arabe, ou avec la masculinité arabe.
Bien sûr qu’il y a un problème de machisme arabe, mais ce n’est qu’une des maladies de la société. Dans les sociétés d’Europe de l’Est, on trouve presque les mêmes schémas. Pourquoi ? Il faudrait lui demander. Ce qui est vraiment à déplorer, c’est l’attitude des Occidentaux, des médias. Il faut qu’ils aient pitié, qu’ils nous défendent. On fabrique du kitsch pour que ce soit reçu facilement. C’est voyant, clinquant et ça donne bonne conscience.
Dès mon premier roman, en 1990, j’ai utilisé la sourate de Joseph, tirée du Coran, dans une histoire d’amour homosexuel. Et personne n’est venu dire : qu’est-ce que cette chrétienne vient faire dans nos affaires ? J’aimerais que les gens qui parlent du monde arabe dans les médias sachent un peu plus ce qui s’y passe.
Quand les réfugiés syriens sont arrivés en Europe, en 2015, avez-vous pensé à votre propre départ du Liban ?
Sans prétendre être leur semblable, c’est ce qui m’a poussée à écrire mon dernier roman : ce sentiment d’être poussé hors de son pays, ce sentiment de perte. Si moi, alors que les circonstances de mon départ étaient vraiment meilleures, j’ai le sentiment d’être une étrangère à cause de l’odeur de l’air et de la lumière qui sont différentes, eux doivent le vivre au centuple.
En septembre, ça fera trente ans que je serai partie du Liban. Je suis ce que je suis devenue ici. Mes enfants sont incapables d’écrire en arabe, ils peuvent le lire, mais quand ils écrivent c’est en français. C’est une grande tristesse pour moi. Ce phénomène est nécessaire et triste à la fois. Dès la deuxième génération, on écrit dans la langue du pays d’accueil. Culturellement, le mélange est nécessaire et bon. Soit dit en passant, les diasporas n’ont jamais fait de mal à quiconque. Mais la langue et la culture arabes vont être perdantes parce qu’à la troisième génération c’est fini. Ce sont les retombées tragiques des guerres civiles du monde arabe.