Press
March 21, 2016
Liberation draws Yazbek’s portrait and reviews The Crossing, a “Colossal work”

Liberation draws Yazbek’s portrait and reviews The Crossing, a “Colossal work”

Yazbek-Maathieu ZazzoBy Jean-Louis Le Touzet, for Liberation, March 20, 2016
Photo credit: Mathieu Zazzo, Liberation

 

Men make war. But a woman, blonde, cat-eyed, 46-year old Syrian of high education was needed to paint Syria’s death. No other brush was ever dipped in as many tears to tell the intoxication of brutality in a country under the yoke of a double punishment: that of a totally deranged regime and that of the unbearable cruelty of fanatical Islamists . To be clear, about Syria, we read everything and read nothing. Rarely such a plunging view of demolition was ever published. This is what this colossal work of 288 pages accomplishes. Samar Yazbek wrote it in Paris, where she lives now a refugee: “I worked in my bed while smoking cigarettes. I was over 500 pages … this is the book of war of others in my home.”

 

(…) The first demonstrations broke out in early 2011, “March 2011 was the happiest day of my life because we descended into mass protests against the regime in the center of Damascus.” She then gives text to the Anglo-Saxon press. She gives herself the “mission” to become “the voice of scorned truth.” (…) Her project is to write from the inside “the spectacle of death.” Samar Yazbek is defined as “a fragile intellectual.” Yet, in this woman, the “fragile” adjective has an unexpected energy. One can only be love struck for this woman. Because she dared. She has lived. She came back.

 

(…) The author closes her remarks on the blind eyes of the world: “The paradox of the Arab revolutions is that they pushed back the status of women two centuries back. How long to find this freedom? Fifty years ? More? ” Seen from France, the misfortune of Syria was never larger than a postage stamp. With the migration crisis that divided Europe, Samar Yazbek’s book should be seen as a fresco in the Bosch stretched over a frame past the flamethrower.

 

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Original French article below:

Les hommes font la guerre. Mais il fallait une femme, blonde, aux prunelles de chat, Syrienne de 46 ans, de grande éducation, pour peindre cette Syrie à tête de mort. Aucun pinceau autre que le sien ne fut jamais trempé dans autant de larmes pour raconter l’ivresse de la brutalité dans un pays sous le joug d’une double punition : celui d’un régime totalement détraqué et celui de la cruauté insoutenable des fanatiques islamistes. Pour être net, au sujet de la Syrie, on a tout lu et on n’a rien lu. Rarement une telle vue plongeante sur la démolition ne fut publiée. C’est chose faite avec ce travail colossal de 288 pages. Samar Yazbek l’a rédigé à Paris, où elle vit désormais réfugiée : «J’ai travaillé dans mon lit tout en fumant des clopes. J’en étais arrivée à plus de 500 pages… c’est le livre de la guerre des autres chez moi.»

C’est bien simple : en refermant les Portes du néant, de la Syrie, il ne reste que des fumerolles. Pour procéder, Yazbek a utilisé le vieil artisanat des journalistes lors de ses trois longs séjours dans la région d’Idlib et d’Alep (nord de la Syrie) entre février 2012 et août 2013 : «Ensuite, l’extension de l’Etat islamique rendait la chose impossible. J’ai pris des notes dans de tout petits carnets.»Bah, rien de neuf, objectera-t-on. En fait, si : tout. D’abord, parce que l’auteure est alaouite, cette branche minoritaire du chiisme dont est issu le clan Al-Assad. Ensuite, parce que cette femme a quitté à 16 ans sa famille originaire de Lattaquié pour s’installer à Damas avec sa fille. «Une femme seule, avec une fille, dans une société arabe est déjà un acte révolutionnaire», explique-t-elle. Elle vit alors chichement dans un studio.

«Elle a commencé à percer dans les cercles littéraires et artistiques de Damas. Mais ce sont ses écrits sur le début de la révolution qui lui ont donné alors une tout autre envergure intellectuelle», souligne Ali Safar, réalisateur syrien, aujourd’hui réfugié en Turquie. La littérature ne fait pas vivre et elle travaille comme «secrétaire de direction» dans la boîte d’une amie d’enfance. «Pour survivre», ajoute-t-elle. Avec cette grande amie, devenue pro-régime, Yazbek finira par couper les ponts : «Ce fut une chose très difficile à encaisser.»

Les premières manifestations éclatent début 2011 : «Mars 2011 fut le plus beau jour de ma vie car nous sommes descendus en masse manifester contre le régime dans le centre de Damas.» Elle donne alors des textes à la presse anglo-saxonne. Elle se fixe comme«mission» de devenir «la voix de la vérité bafouée». Dans le même temps, elle publie au Liban deux romans. Sa situation devient intenable. Elle s’exile en France. Elle a ce projet de dire de l’intérieur «le spectacle de la mort». Samar Yazbek se définit comme «une intellectuelle fragile». Chez cette femme, l’adjectif«fragile» possède un tonus insoupçonné. On ne peut avoir pour une telle personne qu’un coup de foudre et en demeurer longtemps frappé. Car elle a osé. Elle a vécu. Elle est revenue.

Ecrivaine ? Journaliste ? Secouriste ? «Il faut être simplement capable de se retrouver devant des petits doigts épars et de les ramasser au milieu des débris. Sortir le corps d’un enfant, les vêtements encore trempés de son urine chaude, puis passer au site suivant et chercher d’autres victimes», écrit-elle. Samar Yazbek donne une définition du récit en temps de guerre. «Sous les bombes, se poser des questions est un luxe inouï», assure-t-elle d’emblée. «Ecrire, poursuit-elle, c’est procéder à un moulage massif des choses vues qu’il faut sculpter avec une pointe sèche.»La littérature, dit-on, est le mot idéal et parfait qui tombe comme le pli du pantalon. Voilà ce que ça donne alors qu’un baril d’explosifs largué par un hélicoptère du régime, qui appelle cela «nourrir les chiens», défonce un immeuble dans une antique ville romaine :«L’édifice était découpé comme un fruit mûr : une chambre à coucher au deuxième étage, des casseroles et des poêles étaient disposées sur l’étagère de la cuisine, au troisième étage, à côté d’une salle de bains, une culotte rouge, comme celle d’une jeune mariée, ternie par la poussière, séchait encore.»

Samar Yazbek, lors de ses trois longs séjours en enfer, est tout à tour assistante sociale, institutrice, militante. Elle est aussi la narratrice d’un récit dont les mots sont durcis par l’horreur et la décomposition de la société syrienne : «Un combattant avait dû attacher son neveu de 12 ans à un pilier de la cour car il avait fugué pour rejoindre Jabhat al-Nosra [branche syrienne d’Al-Qaeda, ndlr]. Quand ses parents réussirent à le ramener, il les insulta, les maudit, les renia parce qu’ils étaient des impies.» Les enfants qui haineusement se détournent de leurs parents, des femmes couvertes de noir de la tête aux pieds, les jeunes veuves mariées de force à des combattants étrangers, «toutes ces scènes évoquent une époque archaïque comme si la flèche du temps s’était inversée».

Avant la vie sous les bombes et les invasions barbares des takfiristes (islamistes adeptes d’une idéologie ultraviolente), à quoi ressemblait cette Syrie ? A un peuple tenu en joue depuis 1940 par les père et fils Al-Assad, mais aussi à une terrasse méditerranéenne, à des cyprès en sentinelle, à des oliviers plantés dans cette terre rouge et caillouteuse. Tout était administré par un régime de grands mabouls qui ont continué à coudre les paupières des opposants avec du fil de fer car, écrit-elle, «aussi sûrement que le jour succédait à la nuit les gens grandissaient, enfantaient, et mourraient sans faire de bruit. Une vie à toute vitesse».

Mais pour Yazbek, il faut finir ce travail de mémoire d’un pays«écartelé» malgré la peur ressentie : «Elle te cloue sur place. Je n’étais pas assez forte pour ces tueries, pour ce mal qui se répétait sans cesse. […] J’ai flotté dans la douce sensation de céder à la mort», avoue-t-elle. Il faut recueillir «la matière brute» de plus de 100 témoignages, dont ceux d’émirs de groupes jihadistes comme Ahrar al-Sham, le tout sous les orages de TNT des forces du régime. Ici, la guerre est un camaïeu de couleurs où le bleu de l’acier côtoie le noir de l’Etat islamique : «J’ai fait la guerre sur plusieurs fronts. Celui de la recherche de ma propre liberté de femme et d’écrivaine, et puis celui de la recherche de la vérité.»

L’auteure referme son propos sur les yeux aveugles du monde : «Le paradoxe des révolutions arabes, c’est d’avoir fait reculer de deux siècles le statut de la femme. Combien de temps pour retrouver cette liberté ? Cinquante ans ? Plus ?» Vu de France, le malheur de la Syrie n’a jamais été plus grand qu’un timbre-poste. Avec la crise migratoire qui décompose l’Europe, le livre de Samar Yazbek doit être vu comme une fresque à la Jérôme Bosch tendue sur un châssis passé au lance-flammes.

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