[pullquote]Je n’avais face à moi qu’une seule question, mais de taille : comment raconter ce massacre interchrétien dans une église ? [/pullquote]
Politis | Pluie de juin est la transposition littéraire d’une histoire qui a réellement existé au Liban, et don’t vous avez été le témoin. De quelle histoire s’agit-il ?
Jabbour Douaihy I Ces événements se sont déroulés en 1957, dans un village du Nord-Liban, où une veritable guerre civile locale a opposé plusieurs familles, que j’ai réduites à deux clans antagonistes dans le roman, et don’t le point de départ consistait en une rivalité politique à l’approche d’une élection présidentielle. L’un des épisodes les plus dramatiques de cette histoire fut un massacre, dans une église, entre ces familles, qui étaient de la même confession, chrétienne maronite. C’est ce fait divers que j’ai mis au centre du roman. J’ai effectivement vécu ces événements. Ma famille y était très impliquée. C’est la raison pour laquelle je n’ai pas eu besoin de me documenter pour les mettre en scène. L’épisode a été raconté des milliers de fois dans la famille, avec les amis, dans l’entourage et aux jeunes générations. C’est un massacre malheureusement fondateur de quelque chose. Il est considéré comme le premier grand événement meurtrier dans le Liban de l’indépendance. D’une certaine manière, il a annoncé la configuration de la guerre civile qui s’est déclarée dix-huit ans plus tard.
Quelles questions esthétiques la transposition romanesque posait-elle ?
D’une certaine manière, cela faisait près de cinquante ans que je vivais avec ce sujet. Je n’avais face à moi qu’une seule question, mais de taille : comment raconter ce massacre interchrétien dans une église ? Comment écrire une histoire qui a déjà été écrite dans les journaux, qui se trouve sans doute dans les pages des livres d’histoire, qui est sans cesse racontée dans des versions diverses et variées ? Autrement dit : comment faire de la littérature avec ce matériau ? À cette question s’en ajoutait une autre, connexe : comment écrire aussi en portant ce nom, Douaihy, qui, dans la région et même dans tout le Liban, est connu pour avoir été partie prenante dans ces événements? Certains auraient pu penser que je souhaitais prendre une revanche par l’écriture. En fait, la solution que j’ai trouvée a été de mener un récit en multipliant les points de vue. Ainsi, j’ai essayé de parler par toutes les voix, de toutes les manières, à la place de beaucoup de gens, de l’enfant que j’étais, de ma mère, de mon père, de nos voisins…, j’ai aussi imité le ton du journaliste, du chroniqueur, de l’anthropologue, etc.
Pluie de juin ne pouvait avoir de narrateur omniscient…
Je me suis rendu dans l’église où s’est déroulé le massacre. Aux premiers coups de feu, tout le monde a dû se cacher, et les survivants n’ont pu avoir qu’une version très partielle de ce qui s’était passé. D’ailleurs, dans l’acte d’accusation qui a été établi au lendemain de la tuerie, les témoignages étaient trop imprécis pour pouvoir désigner les véritables assassins. C’était très flou. L’acte d’accusation ne parvient même pas à reconstituer le fil logique des événements, comment les choses se sont envenimées, qui a tiré le premier, etc. D’une certaine façon, la forme du roman, qui procède à un éclatement du regard, en découle.
D’où l’intervention aussi de nombreux personnages, qui, pour plusieurs d’entre eux, ne sont présents que le temps d’un chapitre…
Oui. Je fais cela aussi pour éviter le prévisible. Je me mets à la place du lecteur impatient que je suis et j’essaye de déjouer cette impatience. Je ne souhaite pas que le lecteur pressente ce qui va arriver. C’est pourquoi je relance sans cesse le récit dans de nouvelles directions. J’aime enrichir, ouvrir l’horizon.
Votre écriture a quelque chose de très cinématographique. Dans certaines pages, on pense, par exemple, à Fenêtre sur cour…
J’essaie toujours de cerner l’espace et de savoir où je suis. Quand j’écris, l’important pour moi est de savoir où cela se passe, peut-être plus encore que ce qui s’y passe. J’accorde une grande importance à la topographie. Je ne fais pas de longues descriptions, mais je crois donner suffisamment d’éléments pour offrir un cadre au lecteur. Et le cinéma compte beaucoup chez moi, en effet. Mais les références, au moment d’écrire, sont inconscientes, ou à la limite de la conscience.
Une guerre civile est-elle toujours absurde ?
Son absurdité est encore plus grande quand cela se passe dans un village où tous les habitants sont de la même confession, tous chrétiens maronites, et tous parents. À un moment donné, dans les deux parties opposées du village, ils ont pensé renvoyer « chez elles » les femmes qui n’étaient pas de la famille, et ainsi les échanger avec celles qui étaient mariées avec des hommes de l’autre côté. C’était le comble de l’absurde !
En quoi cette guérilla interfamiliale a-t-elle constitué les prémices de la guerre civile de 1975?
Toutes les manifestations de violence contre les civils y sont déjà présentes. Il y a d’abord la répartition de l’espace avec une ligne de démarcation. Puis un nettoyage clanique entier. Et des représailles comme, par exemple, le dynamitage des maisons appartenant à la famille adverse. Enfin, il y a les représentations des autres, avec tout un arsenal pour les diaboliser : ils sont avares, tirent dans le dos, leurs femmes sont de mauvaise vie… Tout cela s’est répété ensuite, lors de la guerre civile. De la même manière, on a aussi procédé à une réconciliation, mais n’importe comment. Comme dans le roman, on a distribué un peu d’argent, avec cette impression que tout cela n’était pas si grave finalement, alors que le village a déploré 200 à 300 morts…
Diriez-vous que ces événements puisent dans un certain archaïsme ou bien pouvez-vous situer quelle en est la source?
Ces événements ne sont pas archaïques. Ils ont accompagné la formation du Liban indépendant [depuis 1943, NDLR] et les luttes de pouvoir. Les familles locales qui se sont entretuées en 1957, cinquante ans avant, ne l’auraient pas fait. Les Français ont introduit le système électoral démocratique. Et, dès lors, ces familles se sont constituées en clan pour, chacune, élire son député, laissant ainsi tomber les chefs traditionnels qui n’avaient pas de famille. C’est le comptage des familles, en fonction du système électoral, qui a décidé de leur regroupement, avec pour objectif l’élection d’un des leurs au Parlement et la création d’une clientèle, et, dans un second temps, l’accession éventuelle à la présidence de la République. Cela a été le cas de deux d’entre eux. De ce point de vue, cette solidarité de famille s’est avérée payante. Mais à quel prix !
Propos recueillis par Christophe Kantcheff
IDENTITE EXTREME
Dans Pluie de juin, l’écrivain libanais Jabbour Douaihy fait preuve des mêmes qualités que dans Rose Fountain Motel, publié l’an dernier par les mêmes éditions Actes Sud (voir Politis du 7 mai 2009), mais avec plus d’ampleur encore. Jabbour Douaihy a un talent inouï pour mettre en scène des groupes, pour donner le sentiment d’une collectivité agissante tout en en faisant ressortir des individualités. Ici, le romancier le fait à l’échelle d’un village. Sa technique est de n’en rien laisser paraître. Pas de simultanéisme, par exemple (façon Dos Passos), mais une écriture qui fait appel à tous les modes de récit possibles, subjectifs, objectivants, à toutes les tonalités, à travers de nombreux personnages, dont quelquesuns seulement sont récurrents, une écriture que l’on pourrait qualifier de postmoderne si le terme n’était pas si déprécié.
Pour faire littérature de l’épisode réel qui eut lieu dans l’église d’un village du Nord-Liban en juin 1957, Jabbour Douaihy a stylisé la situation : deux familles se font face ici, les as-Semani et les al-Rami, dans un affrontement sans merci dont les raisons initiales n’importent plus guère. Si ces luttes claniques rappellent celles qu’on peut trouver en Corse ou dans la mafia (le Parrain, le film de Coppola, est d’ailleurs explicitement cité), avec leur cruauté et l’implacable loi du talion, elles ont aussi une dimension cloche merle parfaitement absurde : « Ce n’est pas à quelques kilomètres du village que commence le territoire de l’étrangeté, mais à quelques centaines de mètres à peine, là où les vergers du premier village se confondent avec les nôtres ». Jabbour Douaihy joue avec dextérité de ces deux sentiments contradictoires qui finissent par se rejoindre : l’irrationalité de la violence et le pathétique un peu ridicule des protagonistes. Il y a en effet de la tendresse ironique dans le regard que l’écrivain pose sur ses personnages, responsables autant que victimes d’un cercle vicieux destructeur dont ils sont incapables de sortir.
Pluie de juin est un roman sur l’identité, celle qui isole, sépare, exclut, celle que l’on revendique aveuglément, mais aussi celle qui est assignée, à laquelle on ne peut échapper. De ce point de vue, la portée du roman est universelle. Le fruit de cette situation s’appelle Elya, le personnage principal, fils d’un des tués dans l’église – qu’il n’a jamais connu –, et qui cherche à reconstituer le drame. Le problème d’Elya, c’est qu’il ne parvient pas à savoir qui il est. Il est « une œuvre inachevée ». Le fanatisme identitaire débouche sur une perte d’identité.
C. K.
Pluie de juin, Jabbour Douaihy, Actes Sud, traduit de l’arabe (Liban) par Houda Ayoub et Hélène Boisson, 312 p., 23 euros.
Politis, 24 juin 2010