Le roman de Makkawi Said « Taghridat El Bajaa » (« Le chant du cygne »), m’a fait penser à Ghaleb Halsa. J’avais le sentiment d’être devant une suite stylistique particulière de l’auteur de « Khamasine » (« Cinquante») et «Al Dahek » (« Le rire »), qui a constitué un phénomène particulier dans la génération des années 60 en Egypte, génération ayant contribué à la constitution de ce que l’on pourrait appeler le roman post Mahfouz.
L’empreinte de Ghaleb Halsa, que l’on retrouve sur le style de Makkawi Said, ne réduit pas l’importance de « Taghridat El Bajaa », ni son pouvoir à mélanger plaisir et profondeur comme à passer du particulier au général par des procédés intelligents. Mais cette empreinte accorde au roman de Halsa une place de choix dans la nouvelle production romanesque arabe. Les romans de Halsa n’ont pas été traduits en langues étrangères, en raison je pense de son décès prématuré, mais ceci n’amoindrit en rien le rôle pionnier de cet écrivain jordanien égyptien. Il a écrit sur la vie cairote et s’est servi du parler égyptien dans ses dialogues, pour se retrouver suite à son expulsion d’Egypte errant entre Bagdad et Beyrouth, finissant ses jours dans un hôpital de Damas.
Halsa a introduit l’idée du héros appartenant au marginal. Il a rédigé ses romans à la première personne, et a même donné son prénom au héros de son roman. Ghaleb était ainsi le héros et l’écrivain à la fois. Cet écrivain-héros se caractérise par le fait qu’il est cultivé, gauchisant engagé, tout en étant marginal, vivant sur les franges des relations sociales. Cette marginalité de l’auteur l’a rapproché des marginaux de la société égyptienne. Si bien que, Tafida, servante, se transforme en l’héroïne de son roman « Al Sou’al » (« La question »), et dont la force lui permet de résister au tueur et de le vaincre. Un monde qui balance entre engagement politique et relations passagères, ainsi que l’interrogation sur l’écriture romanesque depuis l’intérieur du roman, ont fait des ouvrages de ce grand écrivain jordanien un moment distinctif dans l’évolution de la narration arabe contemporaine.
Je me suis toujours demandé où Halsa avait-il disparu ? Et où peut-on retrouver la trace de son œuvre dans le roman arabe ? J’expliquais sa disparition par l’ambiguïté de son identité. Il n’est ni jordanien, malgré sa naissance en Jordanie, ni égyptien, malgré le fait d’avoir vécu et écrit en Egypte, ni palestinien, malgré son rattachement au réseau d’information palestinien à Damas. L’ambiguïté de son identité, n’a cependant pas empêché ses romans, à l’exception de « Sultana » (« Sultane »), d’être des romans égyptiens et cairotes par excellence.
Je remercie Makkawi Said pour son roman qui démontre que l’ancienne créativité littéraire vit dans la nouvelle. Cela ne signifie pas que « Taghridat El Bajaa » imite les romans de Halsa, mais que le style introduit par Halsa fait son chemin dans la créativité égyptienne nouvelle et ouvre au roman arabe de nouveaux horizons.
Le héros du roman de Makkawi Said se nomme Moustapha. C’est un poète et écrivain qui mène une vie totalement marginale. Il enseigne l’arabe aux étrangers du cercle de Marcha, son amie américaine avec laquelle il entretient une relation ambiguë et qu’il aide dans la préparation d’un film sur les enfants de la rue en Egypte. Son autre amie, Zeinab, journaliste ressemblant aux prostituées, le quitte et voyage au Mexique. Moustapha vit sa vie de bohémien entre deux amours, son ancien amour pour Hind, décédée, et la relation ambiguë qui le lie à une jeune universitaire, Yasmine. Dans cet univers, merveilleux dans son réalisme, nous sommes introduits aux enfants de rue à travers Karim, et sommes emportés dans leurs mondes intérieurs, comme dans ce beau film de Tahani Abi Rachid. Nous découvrons aussi grâce à Issam l’art plastique et l’histoire d’amour aussi dure que romantique qui le lie à une jeune fille de Singapour nommée Samantha. Et nous faisons connaissance de Awad l’allemand égyptianisé, ainsi que de l’univers des anciens gauchisants transformés en islamistes.
Je ne voudrais pas résumer les nombreuses histoires de ce roman multiple, Makkawi Said nous mène si bien au plaisir de la narration et dans les histoires entremêlées. Son style est à la fois réaliste et romantique. Son romantisme pourrait le mener à ce qui ressemblerait au symbolisme, notamment lorsque les choses se mêlent pour le héros et qu’il confond Hind et Yasmine. Ou lorsque l’amour entre Samantha et Issam dévoile un drame qui se termine par ce qui serait de la folie. Les relations entre les différents mondes du roman sont définies par la tentative du marginal à adopter une position politique. L’hésitation de Moustapha à produire le film sur les enfants de rue est causée par le fait que ce soit Marcha qui est chargée de financer le film. De même la participation de Moustapha aux manifestations, notamment lors de la guerre de juillet au Liban, relève d’une profonde inquiétude politique. Même le suicide par lequel Moustapha conclue son histoire, suit deux rythmes différents : la guerre du Liban, et le suicide de la servante soudanaise Julia, soumise à la torture par Marcha qui l’accuse du vole de dix mille dollars, et dont la poursuite par Moustapha sur le balcon conduit à sa mort. Le suicide de Moustapha constitue le summum de la rencontre du romantisme et du symbolisme. Les éléments réalistes étonnants qui constituent la matière du roman de Makkawi Said, servent un symbolisme romantique dont Ghaleb Halsa avait tracé les contours dans ses deux romans « Al Khamasine », et « Al Sou’al ».
On pourrait trouver une autre explication au suicide de Moustapha, liée à ses troubles psychiques qui le conduisent à la clinique d’un psychiatre et le font balancer entre tristesse et joie alors qu’il ingurgite des quantités importantes de cachets. Cette dimension du roman n’a cependant pas été développée. Elle est restée secondaire, et est sans intérêt dans la mesure où elle affaiblit l’impact du choix existentiel de Moustapha et nous conduit vers un roman psychologique incomplet.
« ‘Raqsat’ el Bajaa » (« La ‘danse’ du cygne ») touche aussi aux questions des monstrueuses mondialisation et capitalisation. Le personnage de Marcha est essentiel pour découvrir les mondes des enfants de rue représentés par Karim. Mais l’américaine gauchisante ne peut travailler sans Moustapha. Et dans ce sens, l’inquiétude de Moustapha, sa versatilité et sa folie sont une expression du refus de l’intellectuel du tiers monde de jouer ce nouveau rôle imposé par la mondialisation. L’homme qui a perdu l’amour avec Hind, n’a retrouvé que l’ombre de Hind en Yasmine, et a perdu Zeinab parce que sa relation avec elle était l’expression de son égarement. Il se retrouve enfin prisonnier de sa folie comme de celle de ses amis, et se tue laissant à l’enfant de rue Karim la régence d’une vie ayant perdu sa boussole.
Un roman exquis, dont le plaisir provient du dialogue, ou de la parole, et non de la structure. C’est ce qui le différencie du roman de Halsa dont la structure était maitrisée. La parole emmène le roman dans des endroits divers au point de le disperser, et le lecteur en désire davantage, surtout des histoires de Karim et de sa bande.
Mais il demeure une question à laquelle je n’ai pas trouvé de réponse : si le narrateur se tue à la fin de l’histoire, d’où provient ce narrateur supplémentaire qui nous décrit ce que le héros voit au moment de sa mort ?
First published in Arabic, on October 7th, 2008 in Al Quds newspaper.
Translated from the Arabic by Tatiana Khoury