Perchée dans un village au-dessus de Beyrouth, la maison est à l’image de la famille : délabrée, divisée. Les Al-Baz furent de riches et influents bourgeois maronites, mais le père est mort sans avoir pu obtenir le siège de député qu’il convoitait. Julia, la veuve, est allée habiter en ville, comme son fils aîné, Jojo. Son unique fille a rompu tout contact avec eux depuis qu’elle a épousé un musulman. Quant au cadet, Réda, il est le seul à être resté sur place, mais c’est un garçon étrange, qui se barricade au premier étage, sans voir personne. La maison ne vit, finalement, que grâce aux Mani, la famille de Bédouins sédentarisés qui s’est installée dans la cave en échange de menus services.
Difficile de ne pas voir dans cette demeure incertaine une métaphore du Liban : un pays victime d’une guerre civile, convoité sinon occupé par ses voisins, où “les gens du dessous” prennent de l’importance, au point de bouleverser les équilibres anciens…
Né en 1949, Jabbour Douaihy a vécu tous les événements de ces dernières décennies, d’abord en militant, puis en observateur un peu désabusé. Il écrit en arabe, bien qu’étant professeur de littérature française à l’université libanaise de Tripoli et collaborateur du mensuel francophone L’Orient littéraire.
L’arrivée des Arabes nomades nous vaut une belle fable. Chez les Mani, un nouveau-né refusait le sein de sa mère et ne cessait de pleurer en pointant le doigt vers l’occident. Le chef de famille a décidé alors qu’on prendrait la route. Et ce n’est qu’à Ayn Wardeh, le village des Al-Baz, que le bébé s’est subitement calmé, signalant la fin de cette pérégrination.
ESPIONNAGE GRATUIT
Margaret, l’épouse autrichienne de Jojo, avait eu l’idée saugrenue de transformer la maison en hôtel, et de l’appeler Rose Fountain Motel. On l’en a vite dissuadée. Ce nom américain souligne le côté factice d’un monde bousculé par les événements, en train de perdre ses repères. La tante Nohad, pilier de la famille, n’a plus qu’une demi-heure de lucidité par jour, et a été placée dans une maison spécialisée.
Dans sa Jeep rouge, Jojo incarne à merveille le beauf local, faux dur, inefficace et vantard. Son dernier projet délirant est d’importer par voie maritime une cargaison entière de vitrages afin de “changer en or” chaque roquette qui tombe sur la région… Avant de s’installer à Beyrouth, il avait réussi à donner à la maison un dernier sursaut de vie sociale en y installant un vieil appareil d’écoute téléphonique, acheté d’occasion à une quelconque milice. Les voisins se réunissaient au salon pour écouter des conversations volées. Jusqu’au jour où un drame suivi en direct leur a fait perdre le goût de cet espionnage gratuit…
Tout le roman tourne autour de la chambre close de Réda. D’en bas, des terrains alentour, on distingue la silhouette fantomatique de cet ancien champion d’échecs qui veille à sa fenêtre, derrière le rideau de dentelle, “tel un gardien de phare par une nuit désolée”. Cet homme enfermé dans le mutisme a vécu un drame. Une porte blindée le protège des contacts avec les Bédouins de la cave. On lui dépose ses repas dans un panier muni d’une corde, qu’il hisse de sa fenêtre. La femme “d’en bas” a appris à connaître ses goûts culinaires en fonction de ce qu’il laisse dans les assiettes.
L’un des enfants de la cave a été prénommé Réda. Comme si l’héritage était passé d’un étage à l’autre, d’un monde à l’autre. Et c’est une jeune femme de la tribu des Mani, aguicheuse, mystérieuse, arrivée là pour on ne sait quelle raison, qui va tout mettre sens dessus dessous…
Jabbour Douaihy nous donne un roman amer et drôle, plein de trouvailles heureuses. L’histoire est dévoilée par petites touches, avec des allers-retours dans le temps. L’auteur fait allusion à “l’accident” survenu, y revient plusieurs dizaines de pages plus loin en évoquant “l’enquête des gendarmes”, pour ne raconter vraiment les faits qu’à la fin du livre. Sous sa plume, le drame tourne régulièrement à la farce cruelle. Certaines scènes, trop chargées, finissent par être excessives. On dirait que Jabbour Douaihy n’arrive pas à prendre au sérieux cette faune, mais c’est sans doute une manière d’exprimer son empathie avec ce monde d’où il vient.
Rose Foutain Motel de Jabbour Douaihy
Traduit de l’arabe (Liban) par Emmanuel Varlet,
Actes Sud, 316 p., 22,80 €.