
Les Portes du néant, à la frontière turque, s’ouvrent une première fois sur la route qui mène à la région d’Idlib, dans le nord-ouest de la Syrie. Samar Yazbek les franchit en août 2012, en se faufilant dans un trou creusé sous des barbelés. Une voiture l’attend, qui traverse la nuit sur un fond sonore de bombardements, avec à l’intérieur Maysara et Mohammed, deux frères d’armes rebelles : ses anges gardiens.
[pullquote]Yazbek puts herself at stake for at least the narrative of war to resist dislocation. As a result, the narrative is formidable [/pullquote]
A Saraqeb, le véhicule stoppe devant une vaste demeure envahie de familles, qui sera désormais le sweet home de Samar Yazbek où, de retour de ses chaotiques expéditions, elle retrouve une douceur complice auprès de gens un peu en vrac, notamment deux gamines, Rouha et Aala, dont elle écrit, une nuit de frappes aériennes : « Une nouvelle famille se joignit à nous dans l’abri. Aala, qui insistait toujours pour raconter une histoire chaque soir (…), me les montra du doigt : “Leur mère est de notre côté, mais le père soutient Bachar. (…) Mais ça fait rien. Elles doivent se cacher ici avec nous pour ne pas mourir.” Ma petite Schéhérazade avait les plus beaux yeux noirs que j’ai jamais vus. (…) Elle observait attentivement le monde autour d’elle mais paraissait toujours plus fragile chaque fois que nous descendions dans l’abri. Elle s’occupait de sa petite soeur Tala qui souffrait d’un déséquilibre hormonal causé par la peur et l’angoisse”…
L’adrénaline a-t-elle « accroché » la romancière ? Non. Elle ne se prend pas non plus pour la nouvelle égérie du grand reportage, ni pour Justine de Sade, ou Jeanne d’Arc (…)
Elle recueille les déchets d’illusions, croise des «humains errant dans les entrailles de la terre», ramasse les bribes d’une histoire qui ne raconte plus le Bien contre le Mal, mais ce que l’on pourrait nommer la satanisation du Mal. Samar Yazbek se remet en jeu pour qu’au moins le récit de sa guerre résiste à la dislocation. Il en sort formidable
Florence Noville pour Le Monde des Livres, le 15 avril 2016
On avait été frappé par cette tension en lisant Samar Yazbek. En traversant le jardin du Luxembourg pour aller la rejoindre, en ce jour divin d’avril – soleil, joie des enfants, magnolias triomphants… –, on se demandait comment cette jeune Syrienne faisait pour conjuguer tout ça au plus profond d’elle-même. Le printemps à Paris et la mort à Damas. La nécessité d’avancer tout en restant fidèle. La mémoire et l’oubli. La vie comme un (bref) sourire aux lèvres de la mort.
« Pas facile », soupire-t-elle. « Au fait… vous n’êtes pas gênée par le soleil ? » On baisse les stores et, dans la pénombre qui enveloppe la pièce, la confession commence. En arabe, à la deuxième personne. « Imagine… C’est comme si tu portais l’enfer en toi. L’enfer, le dernier jour, l’apocalypse. Et en même temps, tu es à Paris, une ville magique, tu es en train de marcher au paradis… Tu ressens une douleur ininterrompue qui devient une partie de toi. De même que les voix des victimes, leurs visages, leurs corps démembrés, font désormais partie de toi… »
C’est pour ça qu’elle a écrit Les Portes du néant. D’un côté, elle voulait faire entendre toutes ces victimes qui « criaient » en elle, qui « criaient pour être racontées ». De l’autre, elle voulait… non, pas l’apaisement. Au contraire. Elle voulait puiser dans les mots « la force de ne pas oublier”.