Press
September 26, 2010
June Rain reviewed in Tunisian magazine

June Rain reviewed in Tunisian magazine

Rafik Darragi, for Jet Set magazine, Tunisia

“Such is the true merit of this book. The novel is a subtle reminder of the human condition, and characters are depicted with great precision”

Pluie de juin, nominé en 2008 pour le Prix international du roman arabe, parut à Beyrouth en 2006 sous le titre Matar huzayrân. L’auteur, Jabbour Douaihy, né en 1949 à Zhgorta (Nord-Liban), professeur de littérature française à l’université libanaise de Tripoli, est également traducteur et critique à L’Orient littéraire. Il a à son actif plusieurs ouvrages dont deux romans déjà traduits en français, Equinoxe d’automne (Amam-Presses du Mirail, Toulouse 2000) et Rose Fountain Motel (Actes Sud, 2009).

Il faut préciser tout d’abord que la simplicité n’est pas la qualité première de Pluie de juin, un roman-fleuve qui totalise 320 pages (14,5 x 24 cm) ; une narration au fil éclaté, une multitude de points de vue, de flash-back disloqués, étalés dans le temps, impliquant plus d’un personnage. Pourtant, le livre se lit avec plaisir car le lecteur voit défiler sous ses yeux tout un pan de l’histoire tumultueuse d’un pays fascinant, observant les mutations, les clivages politiques et idéologiques sur fond d’une sanglante querelle entre deux grandes familles chrétiennes : les as-Semaani et les Rami. 



Pluie de juin n’est pas, pour autant, un livre historique. L’auteur s’est, certes, emparé d’un massacre perpétré en 1957 à Méziara, petit village près de Zghorta, qui fit une centaine de victimes, mais avec ses personnages imaginaires et sa structure particulière à plusieurs voix, son roman, faute d’énoncés référentiels, se présente plutôt comme un puzzle, jouant essentiellement du regard en arrière, les divers protagonistes, érigés en témoins, relatant chacun sa propre version des faits. Même le narrateur intervient, de temps en temps, pour éclairer le lecteur sur le contexte politique et social de l’époque.
 C’est là une démarche, à vrai dire, indispensable à la compréhension du sujet. En effet, négliger l’arrière-plan politique, religieux ou social, c’est dissocier, voire oblitérer les ressorts de la vie quotidienne et, partant, nier du coup leur influence sur la violence qui a toujours régné dans ce pays. 

Le personnage principal n’appartient pas à ces deux familles rivales, les as-Semaani et les Rami. Néanmoins, Elya Kfouri c’est son nom  vint au monde au beau milieu d’une sanglante et interminable vendetta. Parce qu’il n’a jamais connu son père, mort lors d’une tuerie commise dans une église à Borj al-Hawa, un village libanais perché sur la montagne, Elya, de retour des USA où il avait émigré durant de longues années, voulut élucider les circonstances mystérieuses de la disparition de son père. Son enquête lui révélera bien des secrets. Il apparaît, tout au long du roman, comme un antihéros, pétri de contradictions, un être incomplet, sans cesse en quête de lui-même : «Dans chacun des vêtements qu’il choisissait, comme dans son accent français saccadé, son anglais fautif, comme dans sa vie passée — ses études universitaires tortueuses et discontinues, ses histoires d’amour dont les épisodes se répétaient, les innombrables petits métiers qu’il avait exercés —, dans tout, sauf dans ce retour soudain à sa mère et à son village et dans ce qu’il en avait rapporté, il y aurait toujours une imperceptible lacune, une pièce manquante, une posture à l’équilibre incertain, un regard étrange dans les yeux, un vide, un courant d’air entre ce vers quoi il tendait et les efforts qu’il déployait pour y parvenir, une brèche que, sans le savoir, il tenait à garder ouverte pour ménager sa fuite. Elya, le fils de Youssef al-Kfouri, était une œuvre inachevée.» (p. 304)
Ce portrait en rappelle bien d’autres. Il faut dire qu’ils foisonnent dans ce roman : celui de Kemleh, la mère d’Elya, de Mountaha, sa fidèle voisine, de Mohsen, le «héros de la pierre du moulin» (p. 195), et de bien d’autres encore.

C’est là le vrai mérite de ce livre. Subtil rappel de la condition humaine, les personnages y sont tous brossés avec minutie, comme pour montrer que leur choix humain, la violence ou l’innocence qu’ils incarnent, leurs peurs et leurs angoisses, ainsi que leurs tragiques destins ne sont pas uniquement le reflet fidèle d’un état d’âme façonné par le milieu ambiant ; la nature y a sa part également. On ne sait que trop que l’homme est un loup pour l’homme, et que l’instinct agressif n’est pas issu seulement de préjugés sociaux, culturels ou religieux ; il l’est également de la nature humaine même.

 Tout au long du livre, le développement de cette tragique vendetta entre deux familles chrétiennes, comme on en voit en Corse ou en Sicile, sous forme d’une violence qui sourd de partout, se profile en toile de fond derrière l’apparente banalité du quotidien. En liant ainsi le roman à l’évolution de la société libanaise et, partant, à la complexité des relations sociales régissant la vie de tout un chacun, l’auteur réussit à tenir en haleine le lecteur jusqu’à la conclusion. Ainsi en est-il, par exemple, du portrait de Farid Badwi as-Semaani, surnommé Khawkh ad-dibb, ou prune-aux-ours, un fruit à l’air appétissant avec ses reflets roses et sa teinte vert clair, mais au goût si amer. Il mourra, on le devine, de mort violente à Borj al-Hawa. Ou encore le portrait émouvant de Samih Rami, le boulanger du village, à l’âme pure, resté du mauvais côté de la ligne de démarcation et qui paya de sa vie son refus de rejoindre «ceux de sa race».
On aura probablement du mal, ayant lu ce roman, à se rappeler les innombrables descriptions et prises de position de l’auteur, mais on aura sûrement senti ce besoin impérieux qui l’anime tout au long de ce roman si dense, et qui le pousse à ne pas vivre hors de la collectivité, en simple témoin. Grâce à cette riche galerie de portraits, Pluie de juin apparaît comme un récit crédible, offrant une image saisissante de la vie de ces rudes montagnards libanais, à la gâchette facile. Il ne nous donne pas une fausse idée de l’homme ; la fatalité n’y intervient pas à tout bout de champ. Bref, comme l’a dit un sage, tout, dans ce livre, même le malheur, est, d’une certaine façon, voulu. 
Le lecteur tirera à coup sûr profit de ce beau roman. Bien qu’imaginaires, ces âmes mises à nu dans de véritables confessions, ces œuvres inachevées, angoissées, constamment sur la corde raide, l’amèneront peut-être à modifier sa façon d’interpréter les choses, les événements et les pensées des autres hommes. Devant les insuffisances de ses semblables, devant les terribles conséquences de la vendetta, il sera peut-être amené à comparer sa propre vie et, partant, à être plus tolérant envers les convictions des autres, que l’on ne partage point. 



Rafik DARRAGI